Propos recueillis par Francis Micheletti, photos Patrice Strazzera
Après avoir évoqué l’histoire du naufrage du paquebot Léopoldville dans un précédent article (https://www.plongee-infos.com/?p=1806), les plongeurs du groupe « Sommeil des Epaves » décrivent l’exploration de ce géant englouti. Une visite qui ne laisse pas indifférent.
Nous sommes le 24 décembre 1944, le paquebot « Leopoldville » avec à son bord 2469 personnes, se trouve à 5 milles nautiques de l’entrée du port de Cherbourg. Le Commandant Limbor est soulagé. En effet, malgré trois alertes aux sous-marins, la traversée depuis Southampton s’est bien passée. La côte française libérée depuis déjà quelques mois, semble si proche et les formes de l’avant-port se profilent en cette fin de journée d’hiver.
A 17H30, la silhouette du paquebot apparaît dans le périscope de l’U-486. L’Oberleutnant Gerhard Meyer, l’œil rivé sur cette cible de choix, est prêt pour l’attaque. Il est 17h50 quand une torpille ébranle l’immense navire en explosant dans la poupe au niveau du mat arrière… la guerre ne connait aucun répit même une veille de Noël… Malgré ses 151 mètres de long et ses 19 de large, à 20h40, le « Léopoldville » s’enfonce pour l’éternité…
L’exploration du Léopoldville, une épave titanesque
(Récit de Patrice Strazzera)
«J’ai toujours entendu parler du Léopoldville et l’idée de monter un jour une expédition sur place avec les gars du Groupe “Sommeil Des Epaves”(SDE) ne m’a jamais quitté… Depuis quelques années déjà, le SDE se déplace régulièrement en Bretagne et en Normandie pour poursuivre sa quête de ces grandes dames de fer reposant d’un sommeil profond, dont les robes froissées par la tragédie, sont malheureusement rongées par le temps. Enfin l’occasion d’explorer le Léopoldville se présente et c’est en compagnie de Franck Gentili, l’un des membres du Groupe que je rejoins Cherbourg. Sur place, nous jetons l’ancre chez M. Jean Olive, alors responsable de l’ASAM (Association Sportive et Artistique de la Marine), un Club Associatif de Cherbourg dont la section plongée existe depuis 1958. L’accueil est particulièrement chaleureux…
Comme lors de chacune de nos expéditions et en dépit d’une certaine notoriété, quand le SDE débarque, c’est un peu sur la pointe des pieds, avec modestie. C’est donc avec cet état d’esprit qu’avec Franck Gentili, nous commençons par prendre le temps de discuter, d’échanger avec les membres de l’ASAM. Nous nous intéressons à ce qu’ils sont et à ce qu’ils font car nous partons du principe que ce n’est pas parce que vous n’êtes pas inscrit au Panthéon des explorateurs, que vous n’êtes pas humainement intéressant et que vous n’avez pas de formidables choses à partager. C’est ainsi que la veille de notre plongée sur le Léopoldville, nous nous imprégnons de cette épave et de son histoire auprès des plongeurs locaux. Cette approche va sans aucun doute, contribuer à la réussite de l’expédition. Elle nous permet non seulement de caler les aspects techniques de la plongée, mais aussi de préparer notre reportage photographique en sachant très précisément et en avance de phase, sur quelle partie de l’épave, je vais me focaliser, sous quel angle, je vais prendre mes photos… Nous préparons avec mon binôme de sécurité, notre plan d’action. Ainsi, quand on s’immergera, nous aurons l’impression de descendre avec l’épave, le jour de son naufrage… une manière pour nous, d’être en respectueuse symbiose avec elle, une façon d’avoir l’accord de cette belle dame, pour la prendre en photo.
En ce jour de fin septembre, le temps n’est pas avec nous. Le ciel est bas et bouché, il bruine. On charge le matériel sur le bateau du club. Jean Olive est à la barre. A peine sommes-nous sortis de la rade pour nous diriger sur le lieu du naufrage, que nous sommes “tabassés” par des creux de près de trois mètres. A ce moment-là, je ne peux m’empêcher de me dire que le Léopolville se mérite…
Après 30 minutes de navigation très mouvementée, nous arrivons à la verticale de l’épave. Nous recalons une nouvelle fois les paramètres de plongée (Profondeur, temps, réserve d’air et durée des paliers). La mer est tellement formée que nous avons déjà du mal à nous équiper. Quant à la mise à l’eau, elle est rocambolesque… Palmes aux pieds et bi-bouteilles sur le dos, c’est sur les fesses et en se tractant avec les bras que nous atteignons la plage arrière. Nous jetons un dernier coup d’œil à nos instruments et nous nous “balançons” à l’eau. Juste le temps de faire le signe “ok” avec Franck et nous nous enfonçons rapidement comme pour fuir la lessiveuse de la surface. Passés quelques mètres et malgré une eau chargée, nous apprécions le calme impressionnant. Ca fait du bien… je ne peux m’empêcher de me dire à nouveau, oui, le Léopolville se mérite !
A vingt mètres, l’eau devient plus claire mais paradoxalement, l’atmosphère s’assombrit. Le puissant phare de Franck dont le faisceau coupe l’obscurité tel un sabre laser, me rassure. Je sais qu’en tant que binôme de sécurité, tout au long de cette plongée difficile à l’air, il va veiller sur moi, gérant ainsi tous les paramètres que nous avons calés en surface, me permettant ainsi de me concentrer uniquement sur les prises de vues que je vais très bientôt réaliser. C’est donc l’esprit libre que je poursuis ma descente. Je commence à faire les préréglages de mon Nikonos RS équipé d’un grand angle Fish-Eye de 13 mm particulièrement adapté à la prise de vue des épaves, surtout dans de telles conditions de visibilité. Je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour les 765 soldats américains, les 6 hommes d’équipage et les 11 membres du détachement britannique qui ont péri en ce tragique jour de noël 44… j’ai le profond sentiment que leurs âmes sont là, nous entourent et nous accompagnent durant notre descente.
Passant la profondeur de 30 mètres, nous devinons une masse sombre, longue, immense et plus nous nous en approchons, plus le Léopoldville nous semble gigantesque. Je tâche de faire la relation entre ce qu’il y a sous mes yeux et les descriptions que m’en ont faites la veille, les membres de l’ASAM. Effectivement, les 150 mètres du paquebot sont bien posés sur le côté, les hublots dirigés vers la surface devenue à jamais inaccessible. Nous finissons par distinguer une parcelle de cette belle et grande dame endormie, allongée sur bâbord.
Instinctivement, je plie les jambes et c’est à genoux que je finis par me poser à 40 mètres, sur le mur de la coque tribord, délicatement, solennellement comme on le ferait en entrant dans une église, comme une marque de respect à la mémoire des 782 personnes disparues. Sous l’éclairage de Franck, je prends mes premiers clichés avant de débuter la visite en direction de la proue en longeant la coque. Les hublots défilent les uns après les autres. Nous progressons aisément malgré le courant à peine perceptible mais néanmoins amplifié par le défilement des particules en suspension dans le halo de nos phares.
Le « Léo » comme il est surnommé par les plongeurs du coin, est une épave enivrante, envoutante, elle fascine… Elle est titanesque !
Dans la pénombre omniprésente de cette épave, je n’ai qu’une vision parcellaire mais combien fantastique. cette sensation est sans nul doute, accentuée par l’atmosphère sombre. L’ambiance qui y règne est vraiment fantomatique, elle n’est pas sans me rappeler celle dans laquelle baigne, l’une de mes épaves fétiches de la côte catalane: “Le Saumur”. J’y perçois exactement le même sentiment, celui d’être comme sous une chape de plomb tellement l’obscurité est omniprésente.
Tout au long de la plongée, je tente au travers de mon objectif, de traduire notre grand sentiment d’humilité face à ce géant. Les bossoirs ou les points d’amarrage du “Saumur” semblent minuscules par rapport à ceux du Léopoldville. Ici, tout semble démesuré. J’ai vraiment le sentiment d’être tout, tout petit, ce qui me conforte dans l’idée de visiter l’épave avec respect, sur la pointe des palmes, avec beaucoup d’humilité.
Tout en poursuivant la visite de ce monstre d’acier, en déambulant dans les coursives qui ont basculé de 90°, certains objets personnels sont là pour nous rappeler les circonstances du naufrage, la tragédie qui a marqué ce 24 décembre 1944 et la vue des casques des GI’s est là pour nous rappeler le sacrifice de certaines et certains, venus en France afin que de nobles valeurs restent intactes. Ces casques, je prends soin de les photographier, non pas par voyeurisme mais par Devoir de Mémoire, pour la postérité afin que l’on n’oublie pas ce que nous devons à nos aïeux… Et comme dit mon Ami Francis Micheletti à qui les membres du “SDE ont confié en 2016, l’écriture de l’histoire de notre Groupe, c’est en sachant d’où l’on vient que l’on sait où l’on va !
Les ordinateurs affichent 57 mètres et déjà 15 minutes, il est temps de remonter, mais c’est sur l’insistance de Franck que je me libère de l’envoûtement du “Léo” et que nous amorçons effectivement le retour vers la lumière. A l’issue des paliers, nous revenons à la réalité, les creux de trois mètres sont toujours là ! Le retour sur le bateau de l’ASAM est tout aussi chaotique que la mise à l’eau, nous sommes ballotés comme des bouchons. Je vois encore Jean Olive déployer tout son talent pour nous récupérer dans les meilleures conditions de sécurité possible et j’ai toujours aujourd’hui, cette vision de l’étrave du bateau de plongée qui au sommet d’une vague semblait monter à dix mètres de haut… Oui, le Léopoldville se mérite avant et après la plongée.
Une fois à bord, et après m’être déséquipé, instinctivement mon regard se porte sur la côte que l’on devine à l’horizon. J’ai alors une pensée pour le Commandant Limbor qui en cette fin d’après-midi du 24 décembre 1944 était soulagé de voir la côte si proche et je me dis finalement que dans les circonstances tragiques de ce naufrage, cette côte française n’était pas si proche que cela…
Sur le chemin du retour vers Cherbourg, mes pensées vont une nouvelle fois pour ces femmes et ces hommes. Je n’oublie pas, qu’il y a 73 ans en cette nuit de la nativité, ils ont été touchés par le destin, la fatalité. Tout homme ou toute femme, qu’ils soient sur terre, sur mer ou dans les airs, espère retrouver les siens et reposer auprès d’eux. Pour ceux et celles du Léopoldville, 782 d’entre eux, ne revirent jamais la chaleur de leurs foyers. Certains reposent au cimetière américain de Colleville sur Mer et beaucoup d’autres, n’ont tout simplement jamais été retrouvés.
Le Léopoldville, un pan d’histoire à découvrir
(Récit de Franck Gentili)
Après une première expédition au mois de mars, Patrice et moi reprenons la route vers le nord-ouest de la France pour une série de photos en plongée sur les épaves au large d’Arromanches et de Saint-Malo, avec comme point d’orgue à la fin du séjour, la planification de deux plongées sur Le Léopoldville. Patrice m’en avait beaucoup parlé, avec sa passion habituelle. A cette époque les plongées sur ce paquebot légendaire sont strictement contingentées. Seuls deux clubs ont les autorisations pour y larguer des plongeurs et il faut s’inscrire longtemps à l’avance en déclinant identités, motivations, cartes de niveaux, etc. Patrice a choisi le club de l’ASAM, celui de Jean-Olive. Quel personnage ! Attachant et passionné. Il avait retapé de ses mains une vielle pilotine, qu’il avait transformé en un magnifique bateau de plongée.
Effectivement, le jour de la plongée le temps est maussade et la mer forte. De gros creux lacèrent la rade de Cherbourg. Jusqu’au dernier moment nous ne savons pas si nous allons pouvoir plonger. Nous avons fait plus de 1000 bornes pour le “Léo”, mais il semble qu’il ait décidé de s’allier avec la météo pour jouer avec nos nerfs. Nous remettons donc notre destin entre les mains de Jean-Olive. En connaisseur, lui seul va décider si nous allons plonger ou non!
Une brève accalmie se dessine et Jean-Olive déclenche les hostilités. Je suis déjà très impressionné par l’image que je me fais de cette épave et les conditions de plongée ne vont certes pas contribuer à alléger mon appréhension. Après un briefing exhaustif, je me concentre surtout sur la profondeur qui avoisine les 60 m et sur les 60’ d’étale qui s’offrent à nous. Pendant que nous naviguons vers le “Léo” dans une mer plus qu’hostile, je m’enferme dans ma bulle pour me préparer à cette plongée qui ne sera pas facile.
Sur le bateau, nous rejoignons un groupe de plongeurs “Tek” hollandais. L’un d’entre eux plonge avec un quadri S80 dans le dos. Pour notre part, nous sommes en Bi 2×12 litres. Arrivés sur zone, nous avons le plus grand mal à tenir debout pour nous équiper tellement nous nous faisons secouer. Dans un premier temps, nous aidons les hollandais et leur lourd matos à se mettre à l’eau. Une fois équipés à notre tour, nous faisons des reptations sur les fesses afin de pouvoir avancer vers la plage de mise à l’eau de la pilotine. Pas très glorieux, mais efficace ! Au coup de klaxon de jean-Olive, nous nous jetons dans l’eau verte et empoignons la corde de la gueuse. Nous descendons vite pour échapper à la furie de la mer. On pénètre dans un maelström verdâtre où la visibilité n’excède pas quelques centimètres… Puis d’un coup la lumière du jour disparait, il fait presque nuit noire. Il faut un peu de temps pour que les yeux s’habituent. Certes c’est la nuit, mais la visibilité dépasse les 15 mètres. En fait, le plancton verdâtre proche de la surface piège la lumière du jour ; en dessous c’est donc très sombre, mais limpide. C’est une sensation surprenante pour le plongeur méditerranéen que je suis !
Nous arrivons sur l’épave. C’est une énorme masse noire… dans le noir. Elle est là, couchée sur le flan, immense, impressionnante. Il faut que j’éclaire Patrice pour ses photos et que je surveille les paramètres de la plongée. Pat est concentré sur son Nikon RS, tout à son art et il compte sur moi pour gérer le reste. Avec le recul, j’ai l’impression d’avoir passé ma plongée à surveiller les paramètres et essayé de fournir des éclairages rasants la coque ou les bossoirs pour Patrice. Mais mon phare pourtant puissant, semble éclairer comme une minuscule bougie ce mastodonte. On se balade le long de la coque, je surveille, j’éclaire et Pat shoote. Mais à cette profondeur, le compteur tourne très vite et malheureusement, il est temps de remonter. Patrice est absorbé par ses prises de vue, presque en transe… Je lui fais signe plusieurs fois avant qu’il ne daigne revenir vers le bout.
Et la longue remontée commence. Les premiers paliers débutent et le courant commence à forcer. Plus on remonte vers la surface, plus le courant s’intensifie. Les derniers paliers sont interminables. Accrochés au bout, nous flottons comme des drapeaux au vent. Le courant force encore et toujours. Il est tellement fort de face, qu’il devient presque impossible de garder le masque sur le visage ; quant à nos détendeurs, ils ne cessent de fuser, le débit continu est déclenché par cette force qui appuie sur le bouton de surpression. Je comprends alors que ce que j’ai pris pour du courant, n’est en fait que la marée qui nous a rattrapés. Une marée puissante, épuisante, les mains tétanisées sur le bout, les détendeurs qui ne cessent de fuser… Les dernières minutes sont un enfer.
Nous faisons enfin surface. La mer est encore plus forte qu’à la mise à l’eau, le ciel est devenu noir. Jean-Olive a déjà récupéré les hollandais et nous intime l’ordre de lâcher la gueuse. Nous partons en dérive et Jean-Olive, manœuvre la pilotine en expert pour nous repêcher. Malgré sa grande expérience, il faudra néanmoins qu’il s’y prenne à plusieurs reprises. Je revois encore l’étrave nous frôler la cagoule avant de pivoter brutalement pour nous offrir l’abri éphémère du flanc de la pilotine et son échelle salvatrice… Whaou ! Quelle plongée ! Quelle épave !
La plongée du lendemain sera plus calme, plus intime et riche en émotions aussi. C’est avec le plus grand respect que nous avons pénétré, les entrailles de l’épave. Des casques et des effets personnels nous ont rappelé que cette épave n’est pas qu’un simple défi de plongeurs, mais aussi et surtout un pan d’Histoire, que des jeunes soldats ont péri là, si proche des côtes et de Noël…