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Par Philippe Rousseau

Avez-vous déjà visité une fabrique de matériel de plongée ? Il ne s’agit pas ici d’une marque de plongée de loisir actuelle, mais bien d’une authentique usine de scaphandres pieds-lourds ayant officié au XIXe et début du XXe siècle. Des photos inédites, un témoignage rare du monde sous-marin à ses débuts.

Carte de visite – vers 1880

Ce que nous vous proposons aujourd’hui est une visite complète, avec des clichés totalement inédits et jamais publiés auparavant, de l’usine d’un fabricant anglais de matériels de scaphandriers remontant à 111 ans en arrière, en 1905. Nous n’avons malheureusement jamais retrouvé la trace de documents équivalents pour nos fabricants français.

Le patriarche

Publicité « C.E. HEINKE » – 1861

Mais, pour commencer, qui a fondé la société « C.E. HEINKE & Co. » et quand ? L’histoire débute encore un siècle plus tôt, en 1806 lorsque Gotthilf Frederick HEINKE, né en Pologne en 1786, émigre en Angleterre. Il y épouse en 1812 Sarah SMITH et ils auront 5 enfants (successivement 3 garçons, puis 2 filles) :

– John William HEINKE, né en 1816, l’aîné,

– Charles Edwin HEINKE, né le 4 septembre 1818, (ce sera d’ailleurs lui le « C.E. » de « C.E. HEINKE & Co. »),

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– Gotthilf Henry HEINKE, né le 7 juin 1820,

– Elizabeth Rosina HEINKE, née le 16 août 1824,

– Sarah Juliana HEINKE, née le 19 octobre 1826.

Tous les enfants vont postérieurement jouer un rôle déterminant dans l’histoire de la future société familiale. La première profession mentionnée pour Gotthilf Frederick HEINKE est « commerçant en produits alimentaires ». En 1825, il est enregistré comme « quincailler » et installé au 103 Great Portland Street à Londres. Nous n’avons retrouvé aucune preuve tangible qu’un membre quelconque de la famille se soit lancé dans la construction et la commercialisation d’appareils de plongée avant 1845.

Leur premier brevet d’invention

Dessin accompagnant le brevet d’invention initial – 1845
Gros plan du dessin du casque sur le brevet – 1845

C’est en 1845 que Charles Edwin HEINKE apparait sur le registre des brevets avec le dessin d’un modèle original de casque de scaphandrier, document conservé aux Archives Nationales britanniques (photos 1 et 2 page 42). Outre la grande qualité graphique du document, nous pouvons y remarquer la forme « carrée » de la pèlerine et la soupape d’expiration placée sur ladite pèlerine  qui resteront des éléments distinctifs des fabrications « HEINKE », ainsi qu’un curieux système de mini-volets rotatifs « en secteurs » équipant chaque hublot. L’idée était qu’en cas de bris de la vitre d’un hublot, le plongeur serait en capacité de l’obstruer afin d’arrêter la pénétration de l’eau dans le casque. Nous restons très dubitatifs sur l’efficacité réelle de tels éléments. Vous remarquerez également un système de connexion sécurisée des tuyaux d’alimentation en air.

Bien que nous soyons quelques années après le casque des frères DEANE et le premier casque fabriqué par Augustus SIEBE, les premiers standards de construction de matériels de plongée semblent déjà établis en 1845. Les premiers concurrents de HEINKE ont été évidemment SIEBE, mais aussi SADLER ainsi que TYLOR. Chacun d’eux a essayé de concurrencer les trois autres fabricants.

Nous savons qu’un équipement de plongée HEINKE a été exposé à partir de 1846 à l’Ecole Royale Polytechnique, puis que HEINKE a été récompensé par une médaille lors de la toute première Exposition Universelle à LONDRES en 1851. En 1855, il était fournisseur de la «Royal Navy» à PORTSMOUTH et des « Royal Engineers » à CHATHAM. Quatre équipements complets HEINKE avaient été envoyés vers la Crimée à l’époque de la guerre de Crimée. Ils ne sont jamais parvenus à destination, le navire «Prince» qui les transportait ayant coulé. Ils se trouvent toujours dans les restes de l’épave…

Une photographie historique exceptionnelle, datant de 1855

La plus ancienne photographie existant d’un scaphandre pied-lourd, prise à l’Exposition Universelle de Paris en 1855

Cette photographie particulièrement exceptionnelle date de la première Exposition Universelle de PARIS s’étant tenue du 15 mai au 15 novembre 1855. Le procédé photographique est alors très récent : la toute première photographie connue a été inventée et réalisée avec succès en 1827 par le français Joseph Nicéphore NIEPCE, puis amélioré entre 1833 et 1839 par Louis DAGUERRE. Il s’agit ici plus précisément de l’une des deux photographies « stéréo » quasiment identiques (retrouvées dans des archives britanniques), prises simultanément par deux appareils photos dont les objectifs ne sont écartés que de la distance moyenne correspondant à l’écart entre les deux yeux d’une personne et donnant un réel effet de relief. Et nous sommes en 1855 !

Nous savons par les documents d’archives de cette première Exposition Universelle française qu’il n’y avait en tout que cinq fabricants de matériels de scaphandriers comme exposants : trois anglais (SIEBE, HEINKE et TYLER), et deux français (CABIROL et ERNOUX). Malgré la qualité très médiocre de ce tirage, le scaphandre sur mannequin photographié de face est celui présenté par la société HEINKE, avec ses hublots facial et latéraux « à secteurs » afin de tenter de remédier au bris accidentel de l’une des vitres. Par rapport au brevet initial, seul le hublot facial a été changé de la forme carrée à la forme ronde. Par contre, l’autre scaphandre sur mannequin situé à gauche et vu de profil ne ressemble pas du tout aux productions HEINKE, et pas exactement non plus aux productions SIEBE. Il serait surprenant que les équipements des fabricants anglais de l’époque aient pu être présentés sur un même stand que les équipements des fabricants français. Ce scaphandre, vu de côté, serait-il celui de TYLER ? Nous ne possédons pas à ce jour les éléments techniques et historiques pour le déterminer, mais cela serait éventuellement possible.

Lors de cette première Exposition Universelle de PARIS en 1855, des plongées de démonstration avec des scaphandres HEINKE furent réalisées dans la Seine, en présence de l’Empereur NAPOLEON III. Le fabricant français Joseph-Martin CABIROL fut également médaillé lors de cette première Exposition Universelle française. Nous ne connaissons aucun cliché photographique antérieur à celui-ci, représentant un scaphandrier ou un équipement de scaphandrier.

La poursuite des recherches techniques et des fabrications

Casque 12 boulons, sortant de production
Pompe à bras à 3 cylindres, sortant de production

En mars 1856, John William HEINKE fit une conférence à la « Institution of Civil Engineers » de LONDRES, intitulée : « les perfectionnements des habits de plongée et autres appareils destinés à travailler sous l’eau ». Les discussions et débats qui suivirent durèrent trois soirées. En novembre 1856, son frère Charles Edwin déposa un brevet d’invention pour une lampe sous-marine équipée de deux tuyaux depuis la surface, l’un pour l’alimentation en air et l’autre pour l’évacuation des gaz brûlés. John William et Charles Edwin devinrent des membres associés de la « Institution of Civil Engineers ».

Nous avons aujourd’hui compris que ce n’était pas le père, Gotthilf Frederick HEINKE, mais ses deux fils John William et Charles Edwin qui s’étaient lancés dans la fabrication de matériels de plongée. Gotthilf Frederick HEINKE semble ensuite s’être spécialisé dans la fourniture en gros d’articles de quincaillerie et de lampes, probablement d’abord à pétrole puis à gaz. En 1858, il fut enfin naturalisé anglais après 49 ans passés en Angleterre.

Le système des mini-volets rotatifs «en secteurs» disparut vers 1857. Leur concurrent majeur demeura SIEBE, devenu le fournisseur unique de l’Amirauté, c’est-à-dire de la «Royal Navy». La société «HEINKE» fut quant à elle le fournisseur officiel des «Royal Engineers». En 1860, leur adresse changea alors qu’ils restèrent à la même place ! La numérotation de la rue fut modifiée, le n° 103 de la «Great Portland Street» devint le n°79. Cette adresse correspondait à quatre petits bâtiments à étage, comprenant le magasin et les ateliers. Il est fortement probable qu’à cette époque tous les constructeurs anglais de matériels de plongée ne fabriquaient pas encore de pièces en caoutchouc. Nous supposons qu’ils devaient se fournir en pièces de caoutchouc moulées auprès des sociétés «FOSTER» ou «P.B. COW».

En janvier 1861, la foule qui patinait sur le lac gelé de « Regent’s Park » fit se rompre la couche de glace. Plus de 200 personnes tombèrent dans l’eau glacée et 40 d’entre elles périrent par noyade dans 4 mètres de profondeur d’eau. Des scaphandriers de la Sté HEINKE arrivèrent rapidement sur place pour aller récupérer les corps et cela dura plusieurs jours.

Atelier d’étamage
Atelier de traitement des cuirs
Atelier de moulage du caoutchouc
Atelier de fabrication des vêtements « peau-de-bouc »
Atelier de fabrication des vêtements « peau-de-bouc »
Atelier d’assemblage des vêtements « peau-de-bouc »

En 1862, HEINKE déposa un autre brevet pour des « perfectionnements sur les casques de plongée, les vêtements et les appareils, dont certains pouvant aussi permettre d’éteindre des incendies à bord des navires ainsi que dans d’autres lieux confinés », incluant une pompe à 3 cylindres. En 1865, des montres en or dérobées dans une bijouterie de LONDRES furent récupérées sous le « Blackfriars Bridge » par les scaphandriers Cornelius WILKINSON et George SMITH, équipés de matériels « HEINKE ». Dans une publicité datant de 1866, il est clairement fait état des Frères HEINKE, c’est-à-dire Charles Edwin et John William. Leur plus jeune frère Gotthilf Henry n’apparait pas du tout dans la société : son acte de mariage ultérieur précisant qu’il était tapissier. Toujours en 1866, leur plus jeune sœur Sarah Juliana, qui s’était entre temps mariée puis avait divorcé, se remaria avec un dénommé Robert FOX faisant ici son entrée dans notre histoire.

Vers 1869, James HOLMAN, ingénieur-tourneur, entra dans la société et en devint un personnage majeur. Le 1er avril 1869, Charles Edwin HEINKE meurt à l’âge de 50 ans. L’année suivante, le 12 avril 1870, son frère ainé John William HEINKE meurt à son tour à l’âge de 54 ans. Là, l’histoire se complique un peu puisque Frederick William HEINKE (fils de John William HEINKE) fait son apparition avec un associé dénommé John DAVIS (à ne pas confondre avec Sir Robert DAVIS, futur directeur-général de la Sté SIEBE-GORMAN). Ils mettent fin à la société « HEINKE Frères » et vont créer leur propre entreprise dénommée « HEINKE & DAVIS ». Ils publieront d’ailleurs en 1870 un ouvrage sur l’histoire très récente de la plongée, grâce aux éléments communiqués par leur aïeul à la « Institution of Civil Engineers ». La société de « Great Portland Street » continua quant à elle ses productions, maintenant sous la direction de Gotthilf Henry HEINKE (avec comme concurrent son propre neveu !). Le patriarche Gotthilf Frederick HEINKE décède le 4 avril 1871.

Après avoir essuyé quelques échecs, Frederick William HEINKE disparut en partant pour les Amériques. Il y mourut d’une fièvre quelques années plus tard alors qu’il travaillait à MEXICO. De l’autre côté, la société « C.E. HEINKE » poursuivait son activité, dirigée par Gotthilf Henry HEINKE s’étant associé avec William Robert FOSTER (le caoutchoutier dont nous avons parlé précédemment) et avec Robert FOX (époux de l’une des filles HEINKE).

Atelier de fabrication des tuyaux
Atelier de mécanique. James HOLMAN est à gauche, avec le chapeau melon

En 1881, Gotthilf Henry HEINKE déposa un brevet (n° 2.698) concernant des « perfectionnements apportés à l’appareil de plongée, notamment destinés à la plongée profonde » : un système plutôt compliqué avec un tuyau d’expiration maintenu très haut au-dessus du plongeur par un mécanisme à flotteur, un corset métallique placé au-dessus de sous-vêtements en laine, l’ensemble sous un vêtement de toile caoutchoutée ajusté par un système de lacets ! A cette époque, un certain nombre de brevets approchants ont cherché des solutions techniquement irréalistes…

En 1888, William Robert FOSTER et Robert FOX déposèrent deux brevets d’invention, le premier (n° 12.515) pour des « perfectionnements au vêtement de plongée » et le second (n°12.516) pour un « perfectionnement facilitant les communications entre le plongeur et son assistant » (tube acoustique avec un diaphragme à l’intérieur du casque). Gotthilf Henry HEINKE n’était plus mentionné car il avait pris sa retraite suite à des problèmes de santé. La société fut dès lors dirigée par FOSTER et FOX.

Show-room de présentation. Remarquez le très ancien casque, au milieu au-dessus de la vitrine

James HOLMAN, dont nous avons brièvement parlé, était devenu un pilier de la société où il travaillait avec ses trois fils :

– Edward James HOLMAN, ingénieur-mécanicien et tourneur,

– Franck Douglas HOLMAN, ingénieur-monteur,

– William George HOLMAN, ferblantier.

William Robert FOSTER meurt le 26 août 1899 et ses parts de la société furent achetées par certains de ses employés : Frederick SPRANG, Charles Edwin LACEY et James BLAKE. La même année, Gotthilf Henry HEINKE meurt à son tour le 14 novembre 1899, à l’âge de de 79 ans après plusieurs années de maladie. Il était le dernier des HEINKE impliqués dans la société. Un procès pour la succession opposa sa veuve à une nièce. Nous n’avons retrouvé aucune photographie ou portrait pour la totalité des membres de la famille HEINKE.

Façade du « 87 Grange Road » – 1905

Peu de temps après, le 22 septembre 1902, Robert FOX décède à son tour. Les sociétés «HEINKE» et «FOSTER» fusionnèrent et quittèrent «Great Portland Street» pour s’installer au «87 Grange Road» dans le quartier londonien de Bermondsey, avec quatre associés : Frederick SPRANG, Charles Edwin LACEY, James BLAKE (tous trois originaires de la caoutchouterie) et James HOLMAN (dernier ingénieur du côté de la fabrication des scaphandres). En 1904, LACEY (chimiste) et HOLMAN déposèrent conjointement un brevet d’invention (n° 28.749) pour un système téléphonique installé sur les casques.

La visite de l’usine en 1905

Les photos furent prises dans les locaux implantés au « 87 Grange Road » dans le quartier de Bermondsey. Elles constituent un témoignage absolument unique de cette activité industrielle au tout début du 20ème siècle. Le personnel à cette époque peut être estimé à environ 90 hommes, femmes et enfants.

Vous pouvez y voir la façade donnant sur la rue, l’atelier de tannerie et de traitement des cuirs, les ateliers de travail du caoutchouc (presses, vulcanisation, moulages), les ateliers de fabrication des vêtements « peaux-de-bouc », les longs ateliers de fabrication des tuyaux caoutchoutés pour l’air comprimé, les ateliers de mécanique et d’usinage, l’atelier d’étamage, l’atelier de menuiserie (notamment pour les caisses des pompes à bras), les chaudières pour les forges, l’atelier d’emballage et d’expédition, les laboratoires, l’administration et la comptabilité, le show-room d’exposition, le secrétariat, le bureau de Charles Edwin LACEY.

Stand « HEINKE » lors de l’Exposition Navale à LONDRES en 1905

La carte postale publicitaire

En 1907, une intéressante carte postale publicitaire (ci-dessus) attire notre attention sur l’ancienneté prétendue des productions HEINKE. Elle montre le dernier modèle en date de casque fabriqué par la société, précisant qu’il vient de sortir en 1907, avec à son côté un curieux très ancien casque à deux hublots minuscules pour les yeux, déjà photographié deux ans plus tôt sur la partie supérieure de l’étagère dans le show-room d’exposition.

Le très ancien casque, la supposée première version dont on n’est pas sûr de l’origine

Bien qu’un marquage « HEINKE » ait été ajouté à sa base, nous avons du mal à croire qu’il ait pu être une de leurs productions remontant à 1807. Aucun document d’archives ne permet de supposer que leurs fabrications d’appareillages de plongée aient débuté avant 1845. Ce casque peut éventuellement avoir été fabriqué au tout début du 19ème siècle, mais par quelqu’un d’autre (non identifié à ce jour), puis ultérieurement acheté par la Sté HEINKE comme modèle plus ancien de comparaison. Lors du rachat de l’entreprise par la Sté SIEBE-GORMAN, ce même casque a rejoint le musée interne de la Sté SIEBE-GORMAN.

Au cours du printemps 1998, j’ai eu l’immense privilège d’être l’unique visiteur pour une visite privée du musée interne de la Sté SIEBE-GORMAN. Le directeur technique qui m’a reçu a sorti des vitrines cet antique casque inconnu provenant de l’ancienne Sté HEINKE, ainsi que le casque contre les fumées DEANE / SIEBE pour me les placer entre les mains, puis pour pouvoir les photographier. J’ai eu conscience de l’honneur qui m’était fait en me permettant de manipuler ces deux reliques pendant quelques minutes. Depuis lors, la totalité des pièces du musée interne privé de la Sté SIEBE-GORMAN a été confiée au « Science Museum » de LONDRES.

Le 29 avril 1928, James HOLMAN décède à l’âge de 88 ans, ayant néanmoins survécu à ses trois fils : deux d’entre eux décédèrent de la tuberculose et le troisième d’une autre maladie pulmonaire, ce qui nous laisse supposer que leurs conditions de travail pouvaient être particulièrement nocives pour la santé (travail des métaux et produits chimiques).

La société HEINKE continua à produire du matériel de scaphandrier lourd puis de plongée autonome et exista jusqu’en 1961, avant d’être rachetée par la société SIEBE-GORMAN le 1er décembre 1961. Mais cela est une autre histoire…

Avec la complicité de mes vieux amis et collègues Peter JACKSON (« submarine engineer », ancien ingénieur du Laboratoire de recherches de la société SIEBE-GORMAN) et Gary WALLACE-POTTER (ancien plongeur professionnel profond « offshore » à saturation en Mer du Nord et au Moyen-Orient).

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