Par Francis Micheletti
Font Estramar, connu également sous le nom de La rigole, est situé dans le département des Pyrénées Orientales au Nord-Est de la commune de Salses-le Château. Cette résurgence constitue avec celle de « Font Dame », le déversoir naturel et à ciel ouvert, du Karst noyé du massif des Corbières et représente donc la plus importante des émergences drainant ce massif.
Cette source a pris la forme d’une très belle vasque dont l’eau turquoise est entourée de roseaux. A l’ouest, le plan d’eau est dominé par une petite falaise abrupte et le débit de près de 30 000 litres par jour, se déverse dans les eaux de l’étang de Salses dont elle est séparée par une mince bande de terre qui supporte la Route Nationale 9, l’Autoroute A9 et la voie ferrée.
La source de «Font Dame» étant inaccessible car trop étroite, très tôt, la vasque de «Font Estramar» beaucoup plus large, attire l’attention des plongeurs. La légende donne à cette source, une profondeur prodigieuse, une charrette et son attelage y auraient même disparu à jamais…
C’est à l’initiative du Pr Petit, Directeur du Laboratoire Arago de Banyuls-sur-Mer que le 27 août 1949, deux officiers du 11ème BPC (Bataillon Parachutiste de Choc) : le Lieutenant Dupas et le Lieutenant de Vaisseau George, plongent dans le gouffre, équipés du scaphandre autonome Cousteau. Les deux hommes explorent et sondent soigneusement la vasque où la profondeur n’excède pas 11 mètres. Dès la mise à l’eau, ils constatent qu’elle est parsemée de cartouches, de fusées, de détonateurs et de quelques obus, mauvais souvenirs de l’occupation allemande encore bien présente dans l’esprit des locaux. Puis, les plongeurs poursuivent plus en avant leur exploration en pénétrant par une entrée se présentant sous la forme d’un porche à environ quatre mètres sous la surface, au pied même de la falaise qui surplombe la vasque. De là, ils progressent dans un puits vertical d’environ six mètres de hauteur débouchant dans une grande salle totalement immergée à – 14 mètres d’où semblent partir deux galeries opposées, l’une vers le sud et l’autre vers le nord. Constatant que ces galeries continuent à s’enfoncer inexorablement dans la montagne, les plongeurs préfèrent ne pas pousser plus loin l’exploration et décident de remonter faute d’un équipement adapté pour l’époque. Cette première incursion s’arrête là !
Les deux premiers plongeurs à fouler le siphon sortent avec un sentiment à la fois de perplexité et d’émerveillement. En effet, chose curieuse, aucun courant ne se manifeste dans les galeries, l’eau limpide est comme morte. Ces boyaux donnent l’impression d’être de simples puits noyés qui semblent n’avoir aucun rapport avec les arrivées d’eaux qui débouchent quant à elles, à l’extérieur au ras de la vasque. Néanmoins, ils sont tous les deux unanimes, dans ce dédale sous-marin, il y a quelque chose de merveilleux. Le spectacle est féérique. La lumière naturelle présente dans la salle principale, arrive par le puits d’accès et diffuse un éclairage qui donne aux arêtes et aux éboulis, l’aspect d’une grotte enchantée.
Dès les premiers mètres, de magnifiques muges argentées passent et repassent, sans sembler craindre la présence de ces drôles d’hommes crachant des panaches de bulles et dont ils voient eux aussi pour la première fois, les premiers spécimens. Alors que l’eau sort à grand débit à l’extérieur, dans ces galeries où les plongeurs ont franchi à peine quelques mètres, tout est incroyablement calme…
C’est à partir du 29 mai 1951 que se déroule une seconde série de plongées à Font Estramar. Depuis 1949, nul plongeur n’a remis les palmes dans cette vasque si mystérieuse. L’équipe est composée de JY. Cousteau, qui assure la direction des opérations. Il est secondé par Monsieur Jacques Ertaud1, du Lieutenant Dupas qui appartient dorénavant au Commando Hubert2 et des officiers mariniers Piovano3 et Bezaudin4, André Bonneau5 et Haroun Tazieff6 sont également présents…
-1 Cinéaste, reporter, photographe, explorateur et sportif français (1924-1995).
-2 Unité mythique de la Marine Nationale, ce commando est l’une des unités les plus secrètes et les plus performantes des armées françaises.
-3 Premier Maître (Adjudant) né en 1925, Maurice Piovano a fait toute sa carrière au GERS. Il est aujourd’hui, le plus ancien et le seul plongeur de cette unité encore en vie.
-4 Maître (Sergent-Chef), plongeur du GERS, il est très souvent le binôme de Piovano.
-5 Considéré comme le Cousteau de la Côte Catalane, André Bonneau créera le premier de plongée de la côte Vermeille en 1955 et fondera la même année la marque d’équipement de plongée STAR France.
6 Célèbre pour ses études sur le vif de la phénémologie des éruptions et de leurs prévisions, il a contribué la vulgarisation de la vulcanologie au travers de ses nombreux films. (1914-1998).
C’est au binôme formé par Dupas et Bezaudin que revient le privilège de descendre les premiers dans le gouffre. Ils franchissent l’entrée, descendent dans le puits d’accès et atteignent la première salle à – 14 mètres. De là, déroulant une corde guide, ils s’engagent dans une galerie présentant une forte inclinaison et orientée vers le sud…
La seconde équipe composée de Cousteau et Piovano se met à l’eau à 11h20, emprunte quant à elle, une autre galerie orientée elle aussi vers le sud, mais dont l’entrée se situe juste au-dessus de celle que viennent d’explorer l’équipe précédente. Tout en déroulant leur corde de vie, ils constatent que la pente est tout d’abord relativement douce puis brutalement, elle se poursuit en un puits vertical. Après avoir progressé sur environ 60 mètres et atteint la profondeur de 31 mètres, ils remarquent que le puits continue de descendre inexorablement. Eux aussi, décident de ne pas pousser l’exploration plus avant, rebroussent chemin par là où ils sont venus, regagnent la salle principale sans oublier de noter au passage et avant d’amorcer la remontée dans le conduit d’accès, l’entrée d’un nouveau boyau orienté celui-ci vers le nord. Au bout de 20 minutes, le binôme refait surface. A 13h15, Piovano et Cousteau refont une plongée de 15 minutes à 31 mètres, toujours dans la même galerie.
Enfin, à 14h45, Piovano fait une dernière immersion dans cette galerie, mais cette fois-ci avec Haroun Tazieff. Piovano est devant. Tazieff est chargé de l’assurer avec une corde de vie et un phare. Alors que Piovano est à 31 mètres, Tazieff est confronté à un problème technique, il remonte en laissant Piovano à son sort.
« Après l’abandon de M. Tazieff qui était chargé de m’assurer en corde et en lumière, je me suis retrouvé dans le labyrinthe et dans le noir… A cours d’air et réserve presque épuisée, j’ai réussi malgré tout à faire surface… ça n’a pas été facile, j’ai eu chaud ! Souvenirs… Souvenirs… » Propos de Maurice Piovano du 2 mars 2017
Compte tenu de la profondeur atteinte pour l’époque, mais surtout du fait que Piovano se soit retrouvé tout seul, ce qui aurait pu lui être fatal, Jacques Yves Cousteau après avoir sermonné Haroun Tazieff, en lui expliquant qu’il est inadmissible d’abandonner son binôme, décide de baptiser la galerie, du nom de « Piovano ».
Avec le temps, le nom de baptême de cette galerie a été quelque peu oublié… c’est regrettable ! Aujourd’hui, la plupart des plongeurs qui fréquentent le gouffre, ne la connaissent que sous le nom de Galerie Sud à l’image de Frank Vasseur, célèbre spéléonaute qui plonge à Font Estramar depuis 1994, et n’avait jamais eu connaissance du surnom attribué à cette galerie.
Il fallait donc y remédier. Frank Vasseur n’est pas resté insensible à cet évènement que j’avais partagé avec lui…
Dès l’été 2017, il m’a évoqué son souhait, par Devoir de Mémoire, d’équiper la Galerie Piovano d’étiquettes en plastique rigide similaire à celles utilisées pour baliser les cavités. Il les fait donc confectionner par des amis plongeurs catalans dont notamment, M. Delfi Roca Pardo, qui depuis plusieurs mois, équipent la cavité, d’étiquettes rigides métrées afin de faciliter l’orientation des spéléonautes dans le gigantesque dédale de Font Estramar.
C’est donc le 30 décembre 2017 au matin que Frank Vasseur et les plongeurs catalans réalisent l’opération et procèdent à la pose des deux étiquettes. La première est fixée à – 13 mètres, au tout début de la Galerie Piovano et pratiquement en face de la plaque commémorative dédiée à Jean Claude Guiter que les spéléonautes Franck Gentili, Yvan Dricot, Jérémy Sastre et Alain Fournet avaient scellée le 18 novembre 2017 sur l’un des accès murés de la Galerie H où s’était perdu le plongeur le 3 juillet 1955 (ref : Livre André Bonneau, un grand pionnier – Francis Micheletti).
La seconde étiquette quant à elle, a été posée à – 34 mètres, à l’extrémité de la galerie Sud explorée à l’époque par M. Maurice Piovano. Dorénavant et à l’image de Frank Vasseur, tout spéléonaute qui empruntera cette galerie sud ne pourra ignorer son nom de baptême: Galerie Piovano.
Dans le livre que j’ai rédigé sur M. André Bonneau, plus de 60 pages sont consacrées à Font Estramar où le pionnier perpignanais a dressé les premières topographies des lieux. Naturellement, j’ai été amené à échanger à plusieurs reprises avec M. Piovano qui connaissait très bien Font Estramar mais aussi M. Bonneau. Lors de ces fabuleux échanges, il m’a confié des informations, des documents et des photos inédites. Il a été très sensible à ma démarche et m’avait remercié de lui avoir fait remonter le temps sur plus de soixante années. A la sortie du livre dédié à M. Bonneau, je n’avais pas manqué de lui en offrir un exemplaire qu’il a lu avec délectation.
Le 2 janvier 2018, j’ai appelé Monsieur Piovano en Normandie où il réside aujourd’hui, pour lui souhaiter les vœux et l’informer de la pose des étiquettes Galerie Piovano, il était très honoré par cette délicate attention.
Le 20 janvier 2018, M. Piovano a fêté ses 93 ans. C’est pour marquer l’évènement que je lui ai fait parvenir les photos prises par Frank Vasseur. Il est à ce jour le dernier représentant encore en vie, non seulement des premiers explorateurs de Font Estramar mais aussi des plongeurs des débuts du GERS, tous les autres ont malheureusement disparu. M. Piovano est la mémoire vivante d’une fabuleuse époque. Ces quelques lignes tâchent de lui rendre l’hommage qu’il mérite.
Maurice Piovano vu par Gérard Loridon
Maurice Piovano est né à Cannes en janvier 1925. Après un court séjour aux Compagnons de France dans les premières années 40, il s’engage dans la Marine Nationale en 1942, il a 17 ans et demi. Il suit le cours de Fusiliers marins Missiessy (Nom de l’Ecole de formation située à Toulon et qui porte le nom du Vice-Amiral français Missiessy / 1756-1837) et est présent lors du sabordage de la Flotte à Toulon. Fait prisonnier, il est libéré quinze jours plus tard, il revient dans la Marine, mais pour rejoindre la Résistance dans un maquis de l’Ardèche où il se comporte très honorablement.
Cette période où il affirme un patriotisme qui ne l’a jamais quitté, ne sera pas récompensée par sa hiérarchie. Si certains sont décorés, lui, est porté déserteur. Mention qui figure sur son livret militaire. À la Libération, il retourne dans la Marine, où après le Diégo Suarez, il embarque sur le cuirassé Richelieu. Toujours Fusilier marin, il fait partie du corps de débarquement en Indochine où il participe aux combats contre les Viêt-Cong. Il décroche la croix de guerre pour sa vaillante tenue au combat, où il tue un chef de district, lors d’une charge à la Baïonnette.
De retour à Toulon, recherchant le risque, il suit un cours de scaphandrier lourd à Saint-Mandrier. Avec cette toute nouvelle connaissance du milieu sous-marin, il arrive au GERS en 1948. Il a comme Pacha : Philippe Tailliez son créateur, et Cousteau comme Commandant de l’Élie Monnier. Il fait toute sa carrière au GERS et quitte la Marine Nationale en 1958.
Au cours de cette époque riche de mises au point d’appareils militaires, il participe à tous les essais et ils sont nombreux, tels que l’Oxygers, le DC 52 du Pharmacien Dufau-Casanabe, le DC 55 du Pharmacien Chimiste Pal Perrimond-Trouchet. Il sera aussi aux premières plongées du bathyscaphe FNRS II à Dakar et ensuite avec le FNRS III. Il participera au premier déminage de plages, accompagnant le Maître Bézaudin, sur celles du Languedoc.
C’est début décembre 1954, que je ferais sa connaissance, jeune matelot, arrivant frais émoulu du Centre de Formation Militaire de Pont-Réan. Plongeur Professionnel avant mon incorporation, il me manque l’essentiel, c’est-à-dire la plongée en mer et la plongée profonde. Au GERS, je vais combler ce retard.
C’est Maurice Piovano, dont on peut dire qu’il est le meilleur plongeur du bord, qui prend en main l’instruction des jeunes conscrits. Vêtement Mutta di Gomma, ou Nemo, détendeur CG 45, palmes Douglas, scaphandre tri-acier dont une bouteille sert de réserve, nous découvrons l’usage règlementaire de ce matériel de pointe pour l’époque. Il va me faire connaître les plongées à 60, 70 et 80 mètres à l’air, pour les recherches de torpilles en rade des Vignettes. Tout se passera bien et il n’y aura jamais d’accident, ni même d’incident aux côtés de Maurice Piovano.
Nous l’appelons maintenant Pio-Pio où le Chef. C’est une personnalité attachante, d’un calme olympien (à condition de ne pas trop le chercher quand même, car là, le marin-soldat se réveille) et évidemment malgré la différence de grade, c’est notre ami. Cela n’arrangera pas son avancement. Fusilier marin, donc Saco, il est en théorie Capitaine d’Armes, rôle que son caractère amical ne lui permet pas de remplir, cela lui est d’ailleurs reproché lors de ses passages à la chambre : « PIOVANO, il faut être plus sévère avec les jeunes ».
Il ne pourra jamais faire de nous des militaires. Mais pour les plongées, avec ce qu’il nous a inculqué, il sait qu’il peut compter sur son équipe de jeunes. Un jour il quitte le GERS et se reclasse dans le civil au CNEXO. De garde sur la bouée Borha, il assiste à la perte d’un courantographe mis en place par des scientifiques. C’est un appareil de valeur qui gît maintenant à 80 mètres de fond. Le CNEXO, qui vient de mettre en place la règlementation de la plongée professionnelle, demande un devis à des entreprises spécialisées. Le coût onéreux comprend l’utilisation des mélanges, les paliers très longs avec plusieurs plongeurs, le caisson en surface… les dossiers circulent et rien n’aboutit. Aussi, notre ami Roger Arméla, Directeur de SOGETRAM à l’époque, ayant remis des offres, demande un jour à un responsable du CNEXO, où en est cette affaire, pas de réponse.
Je suis présent ce jour-là et prévois l’algarade, car je sais ce qu’il en est. Quelques temps avant, il avait été demandé à Maurice Piovano ce qu’il pouvait faire en la matière. «Je veux bien y aller, si vous me donnez un vêtement néoprène neuf !»
Le lendemain, le courantomètre est de retour sur le pont, amarré par Maurice à 80 mètres et remonté délicatement. Le savon que prit le représentant du CNEXO par Roger Arméla est mémorable, je crois avoir entendu : «Que bien sûr, il y a ceux qui font les lois, et ceux qui les respectent ». Un sujet d’actualité encore de nos jours…
Maurice finit par prendre sa retraite. Chasseur exceptionnel, avec son épagneul breton « MILORD », nous nous sommes revus souvent en collines. Fusil redoutable, il a continué longtemps à me donner des leçons… Michel Le Trone qui lui a consacré tout un chapitre dans son ouvrage, a connu Maurice au GERS, avant moi. Il ne manque pas de souligner l’amitié que nous lui portons tous.
Cousteau a dit de lui : « c’est un des meilleurs plongeurs que je connaisse, et un homme dont j’apprécie les solides qualités ».
Merci d’avoir publié ces textes. Surtout pour mon ami Maurice Piovano qui revient parmi nous Grace à l’ami Micheletti, véritable bio graphiste des ces anciens qui ainsi ne sont pas oubliés.
Bonjour Gérard, ces anciens sont tu fais partie ne doivent pas être oubliés… ils nous ouvert la voie, ils méritent de tels hommages. C’est le minimum !!!!
remerciement à maurice piovano qui habite pas loin de chez moi je le connais par une amie qui s’apelle jacqueline j’espère que le champagne le jeudi est bon!!!amitié à vous maurice je m’appel jean-claude marechal gaillon 27600
[…] Résurgence de Font Estramar avec son eau limpide en surface (source © Plongée infos) […]