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Par Vic Verlinden

Lorsque l’amiral Tryon a ordonné de positionner ses deux bateaux de guerre, Victoria et Camperdown, dans une trajectoire qui allait les mener à la collision, il a fait une énorme erreur. Une bévue qui a coûté la vie à plus de 350 membres d’équipage. Le Victoria est aujourd’hui la seule épave dans le monde entier en position verticale, plantée sur le fond marin.

22 Juin 1893. Debout sur le pont de son navire-étendard HMS Victoria, l’amiral Tryon pouvait s’enorgueillir d’être le commandant des plus grands cuirassés rassemblés dans la plus grande flotte du monde entier.

Ayant en vue la côte de Tripoli, au Liban, l’amiral commanda à sa flotte d’entamer une manœuvre circulaire simultanée. A une distance d’environ 1100 mètres. l’autre cuirassé Camperdown devait faire de même que le Victoria et se placer à côté de lui. Le capitaine Bourke, commandant du Victoria informa l’amiral du fait que la distance entre les deux navires n’était pas suffisante pour effectuer cette manoeuvre en toute sécurité. Le rayon de giration des deux navires devait être au moins de deux kilomètres afin d’éviter une collision. Dans la Royal Navy, il n’est pas permis de douter d’un ordre donné par un officier supérieur en grade. L’amiral Markham, en charge du Camperdown, douta, lui, de l’ordre donné et le manifesta en faisant hisser les pavillons correspondants à une manœuvre non comprise. Il obtint pour toute réponse de l’amiral Tryon un péremptoire : “Qu’est-ce qu’on attend?!” Markham n’avait pas d’autre choix que d’obéir à son supérieur hiérarchique. L’ordre fut donc donné d’effectuer un virage à 180 degrés.

La collision

À une vitesse de 9 nœuds, les deux navires, pesant chacun 10.000 tonnes, ont entamé la manœuvre qui les rapprochait inexorablement. Pour plusieurs des officiers du commandement, il était devenu clair que la collision serait inévitable. Le capitaine Bourke laissa de nouveau entendre à l’amiral Tryon qu’ils se trouvaient trop près du Camperdown pour une manœuvre aussi délicate à exécuter. Cependant, l’amiral ne voulut rien entendre et procéda à la manœuvre comme prévu. La vitesse totale cumulée des deux navires était alors de 18 noeuds et leur distance diminua rapidement. Dans les instants qui suivirent, le capitaine Bourke alerta encore par deux fois l’amiral Tryon qu’ils se trouvaient trop près du Camperdown.

Lorsque Tryon admit enfin son erreur et réalisa l’imminence du danger, il était déjà trop tard et la collision était désormais inévitable. L’amiral donna frénétiquement l’ordre d’inverser les machines et de battre en arrière. Toutefois, les deux navires avaient trop de vitesse pour éviter la collision. Le premier chef timonier poussa le « télégraphe » en arrière toute, qui inversa les hélices immédiatement après avoir obtenu le feu vert dans la salle des machines. Ces hélices étaient entraînées par des moteurs de 14.000 chevaux et il aurait fallu une plus grande distance pour stopper l’élan de navires aussi lourds. La distance entre les deux cuirassés était maintenant seulement de quelques centaines de mètres et nul ne pouvait plus rien faire pour éviter une collision. L’inversion des hélices pourrait seulement ralentir légèrement leur vitesse. La distance entre le Victoria et le Camperdown s’était tellement réduite que l’on pouvait aisément voir les membres d’équipages sur le pont de l’autre bateau. Quelques instants plus tard la proue du Camperdown percuta le côté avant tribord du Victoria. Le dard à l’avant du Camperdown, en acier massif, plongea dans la coque du Victoria, au niveau de la soute à charbon. Les quartiers des officiers, voisins de la soute, furent écrasés instantanément. L’impact a été dévastateur et s’est répercuté comme un tremblement de terre dans tout le navire.

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Le naufrage

Sur le Camperdown, l’ordre avait aussi été donné d’inverser les hélices et lentement mais sûrement, la proue se dégagea de l’étreinte de fer du Victoria. Un trou énorme avait été creusé dans la coque du Victoria et par cette ouverture le navire faisait eau très rapidement. Immédiatement, le Victoria commença à s’enfoncer par l’avant. L’eau inondait tout le navire depuis la déchirure de l’avant, puis par les sabords qui avaient été ouverts en raison des conditions météorologiques chaudes. Un instant plus tard, la proue du navire disparut sous la surface de la mer alors qu’au même moment, dans un mouvement de bascule, les hélices se trouvèrent soulevées hors de l’eau. Tout les membres de l’équipage qui étaient encore en mesure de le faire sautèrent par dessus bord pour se sauver. Mais des centaines d’hommes étaient encore coincés dans la coque au moment où le navire sombra verticalement vers les abysses, les hélices tournant toujours dans le vide.

Les hommes qui avaient pu sauter par-dessus bord n’étaient pas encore tirés d’affaire : il leur fallait éviter d’être aspirés par les remous du naufrage ou écrasés par les hélices en mouvement.

Sur les autres cuirassés, les équipages furent les témoins impuissants de la tragédie. Dans un total désarroi ils essayèrent de repêcher les survivants qui flottaient encore en surface.

«C’est de ma faute » furent les derniers mots prononcés par l’amiral Tryon à ses officiers. Ce fut la dernière parole et la dernière vision qu’ils gardèrent de lui car il sombra avec son navire, comme le voulait la tradition de la Marine de l’époque.

Premières plongées

L’épave du Victoria a été découverte en 2004 par Christian Francis et Mark Elyat à une profondeur de plus de 150 mètres. A leur grand étonnement, ils la découvrirent complètement à la verticale, plantée dans le fond marin. Le poids énorme des canons de l’avant combiné avec les hélices qui tournaient encore ont propulsé le navire verticalement vers le fond et la proue s’est littéralement plantée dans le fond marin. Il se trouve toujours dans cette position, encore aujourd’hui.

Notre équipe de plongée recycleur se composait de huit plongeurs et leur intention était de photographier et de filmer l’épave à une profondeur maximale de 120 mètres.

Notre base de départ était un centre de plongée bien équipé de Beyrouth, qui assurait la logistique de l’expédition. Une fois arrivés, notre première tâche fut de réunir nos recycleurs qui avaient été transportés démontés. Toujours ce même jour, une première plongée d’essai a été effectuée pour vérifier le bon état de fonctionnement de nos appareils. Le lendemain prévoyait que nous fassions une plongée épave à une profondeur de 65 mètres. La «lesbienne», nommé d’après l’île grecque de Lesbos, est une épave magnifique qui a coulé pendant la seconde guerre mondiale. Depuis lors, elle a été épargnée. Les mauvaises conditions météorologiques nous forcèrent à faire une deuxième plongée sur l’épave le lendemain. Après cette première plongée, nous avons convenu de mettre en place une station de décompression afin d’accroître les conditions de sécurité. Lors de notre deuxième plongée, cette station a également été testée complètement pour vérifier ses performances. Tout s’est passé comme prévu. Est ensuite devenu le moment d’attaquer nos plongées sur le Victoria.

Plongées sur le HMS Victoria

Avant de plonger sur le HMS Victoria, il faut d’abord franchir la distance de 80 km séparant Beyrouth de Tripoli. Nous l’avons fait avec un bus de location, ce qui n’était pas de trop pour contenir tout notre matériel. Une fois à Tripoli nous partons vers l’épave, située à environ. 5 km du rivage. Il est encore très tôt le matin lorsque nous nous retrouvons à la bouée ancrée localisant l’emplacement exact de l’épave. Tout est vérifié pour la dernière fois quand l’équipe composée de Pim de Roodes, Danny Moens et moi-même, nous mettons à l’eau. Après avoir attendu mes compagnons de plongée à la bouée, nous commençons finalement notre descente vers l’inconnu.

Surgissant du bleu profond dans la zone des 65 mètres, le Victoria est là, vertical, imposant, impressionnent. Nous atterrissons sur la poupe de l’épave à 76 mètres. Les deux hélices et le gouvernail sont énormes, ce sont les premiers éléments qui ont retenu notre attention. Avant de continuer notre descente plus bas, je prépare mon appareil photo et j’assure déjà des photos du nom du bateau, bien apparent à l’arrière de l’épave. Après 3 ou 4 images nous continuons notre descente vers le reste de l’épave, en passant par le balcon et la porte d’entrée des quartiers de l’amiral. Positionné sur le gaillard d’arrière, nous pouvons voir maintenant le canon de 9 tonnes qui a son affut pointé droit vers le ciel. C’est une sensation extraordinaire et un réel privilège de pouvoir de nager librement juste à côté de cette immense épave placée verticalement, chose unique dans la longue liste d’épaves que je connais.

L’écran de mon ordinateur de plongée indique déjà une profondeur de 91 mètres. Comme l’étanchéité du caisson de mon appareil photo n’est garantie que jusqu’à une profondeur maximale de 75 mètres, je décide de ne pas prendre plus de risques et je stoppe donc ma descente, me concentrant sur des photos du gros canon qui se trouve devant moi, tandis que mes copains ont poursuivi leur descente jusqu’à 110 mètres. Sur le côté, je remarque aussi des canons de mitrailleuses. Je me fais un plaisir de prendre quelques photos. Malheureusement, le temps à ces profondeurs coûte cher et après 20 minutes de temps de fond nous devons commencer notre remontée, avec une décompression de près de trois heures.

Une fois de retour à bord, l’équipage nous informe qu’une voiture piégée a explosé à 500 mètres d’où nous nous trouvions ce matin ! Cinq soldats ont été tués et 30 personnes ont été blessées. De loin, on peut encore voir la fumée provoquée par cet attentat. Dans ces conditions, le retour à Beyrouth en bus n’est pas vraiment rassurant !

Une exploration plus approfondie de l’épave

Le lendemain, nous avons prévu une journée de repos complète. Et le surlendemain nous sommes de nouveau postés au-dessus de l’épave. J’ai convenu avec Roodes De Pim de prendre d’abord quelques photos à la porte d’entrée des quartiers de l’amiral. En attendant, il fera des séquences vidéo avec le minicam, monté sur son masque Kirby Morgan. Lorsque nous atterrissons sur le dessus de l’épave il apparait que la visibilité est encore meilleure que deux jours plus tôt ! Je peux commencer immédiatement mes clichés, après quoi nous nageons jusqu’aux hélices pour quelques clichés de plus. Nous descendons ensuite vers la proue. A une profondeur de 85 mètres, Je laisse mon appareil photo sur l’épave afin de descendre un peu plus. À 111 mètres, nous nous retrouvons juste en dessous du gros canon. Le revêtement de sol en planches du tablier est resté à sa place dans certaines parties, comme autour du grand cabestan sur le pont. En levant les yeux vers la surface, c’est incroyable ! La vue est hallucinante de cette épave énorme sous cet angle vertical. Sous le canon il semble y avoir un gros trou à travers lequel on serait en mesure de passer. Encore une fois, le temps commence à manquer et nous devons dans attendre commencer notre ascension. Sur le chemin du retour, je n’ai pas oublié de récupérer mon appareil photo afin de prendre encore quelques photos de la terrasse de l’amiral Tryon. Après plus de quatre heures de plongée ma tête réapparait enfin à la surface de l’eau. Cette plongée a laissé une impression encore plus incroyable que la première.

Dernière plongée sur cette épave incroyable

Pour la dernière plongée, j’ai décidé de laisser mon appareil photo de côté pour pouvoir profiter pleinement de cette expérience unique. A une profondeur de 120 mètres, j’observe encore des trous dans le pont. A l’intérieur traînent encore différents outils. Nous prenons la précaution de ne toucher à rien dans cette épave qui représente un sanctuaire. Sur le côté je trouve aussi quelques canons à tir rapide encore montés sur leur train de roulement d’origine. Une fois arrivé au grand cabestan, je remarque alors le pignon d’entraînement. Encore une fois, je peux voir le gros canon au-dessus de moi et je réalise que la proue de l’épave sera un jour écrasée sous son poids énorme. Je remarque certaines armes plus petites sur le côté.

J’entame ma remontée en suivant le bordé, les deux grandes hélices ne tardent pas à apparaître au-dessus de moi. Elles pèsent chacune plusieurs tonnes. J’arrive à la gouverne de direction où est fixée la ligne de remontée. Derrière moi, j’ai revu la terrasse de l’amiral Tryon où il devait venir prendre l’air frais. Il a sombré avec son énorme machine de guerre et est enterré quelque part dans cet immense tombeau.

Pendant les heures que dure ma décompression, j’ai le temps de repenser à cette merveille que je viens de visiter. Je suis certain que c’est l’épave la plus impressionnante que j’ai jamais vue jusqu’ici.

Personne ne sait combien de temps cette épave restera dans cette position unique : à la verticale, plantée dans le fond marin.

www.vicverlinden.com

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